Audemars Piguet | La Royal Oak a 50 ans
La Royal Oak compte parmi les icônes les plus célèbres de l’horlogerie, dont les histoires sont aujourd’hui devenues des mythes. La naissance de ce garde-temps a été difficile. La ténacité de deux hommes en a toutefois garanti le succès.
En 1970, trois grands distributeurs d’Audemars Piguet formulent la demande spécifique pour une montre en acier à la fois sportive et élégante, en ligne avec les modes de vie de l’époque. Cette requête est à l’origine de la création de la Royal Oak. Georges Golay, homme visionnaire qui dirige alors la société, relève le défi même s’il semble extrêmement risqué. Il mandate pour cela Gérald Genta, un designer et joaillier de formation qui a déjà collaboré avec la marque, à qui il demande de dessiner «une montre de sport en acier, mais qui n’existe pas». La montre, qui ne s’appelle pas encore Royal Oak, naît sous sa plume en une nuit. Il s’inspire d’un casque de scaphandrier pour créer du jamais vu: une boîte monocoque octogonale traversée de huit vis apparentes, un joint d’étanchéité visible, un cadran ponctué de centaines de pyramides aplanies, un bracelet qui évoque les facettes d’un diamant et enfin, l’acier traité comme un métal précieux grâce à des finitions exceptionnelles.
10 avril 1970, veille de la Foire de Bâle
La naissance de la Royal Oak est étroitement liée à la Foire de Bâle, tenue annuellement au mois d’avril et qui est à l’époque le lieu de rencontre par excellence du monde horloger. Marques, agents et distributeurs venus des cinq continents y convergent durant dix jours pour y découvrir les nouveautés, partager leurs opinions, parler de l’avenir, ouvrir des perspectives et cultiver des amitiés autour de cigares et de bons vins. Mais surtout, les distributeurs passent les commandes de l’année à venir, lesquelles permettront aux fabricants d’établir ou d’affiner leurs plans de production.
En 1970, la foire ouvre officiellement ses portes le 11 avril, mais de nombreux distributeurs sont arrivés dans la cité rhénane avant l’ouverture. Certains ont d’ailleurs profité de ce déplacement pour faire un petit passage à Milan, haut lieu de la mode, pour s’y imprégner des dernières tendances.
Ainsi, le 10 avril 1970, Georges Golay rencontre Carlo de Marchi (Italomega, Turin), Charles Bauty (Gameo, Lausanne) et Charles Dorot (Bradt Frères, Paris), trois agents de ventes opérant pour le groupe SSIH, avec qui Audemars Piguet a signé un accord afin d’élargir son réseau de distribution. Les sources orales s’accordent pour dire que c’est alors que les «trois mousquetaires» mettent l’administrateur délégué d’Audemars Piguet au défi de créer ce qui deviendra la Royal Oak. Nous ignorons la teneur exacte du dialogue, mais dans une interview de février 1982, Georges Golay explique: «L’idée de la Royal Oak est née en 1970 suite à la suggestion d’agents qui ont émis des réserves sur la valeur marketing de l’or dans la promotion de montres haut de gamme - une état de fait que je ne pense plus valide. Ils nous ont demandé de concevoir une montre en acier plus adéquate aux modes de vie modernes. Nous devions créer un modèle qui soit à la fois sportif et élégant, qui convienne aussi bien pour une tenue de soirée que pour être porté dans les activités quotidiennes de l’homme moderne». Ce qu’aurait pu ajouter l’administrateur délégué, c’est que les puissants agents avaient également besoin d’une montre fabriquée en série suffisamment importante pour irriguer leurs plus prestigieux points de vente.
Gérald Genta, figure émergente d’un nouveau métier
En avril 1970, le designer d’origine italienne Gérald Genta est âgé de 38 ans. Forte personnalité, ce joaillier de formation n’est pas inconnu dans le monde horloger, mais il n’a pas encore atteint la célébrité qui lui vaudra plus tard le surnom de «Picasso des montres». Il n’a pas encore dessiné la Nautilus de Patek Philippe (1976) ni revisité l’Ingénieur d’IWC (1976) ou créé la Bvlgari Bvlgari (1977). En revanche, depuis les années 1950, il a vendu des centaines de dessins de montres à de nombreuses marques. Il a dessiné la Pôle Router d’Universal (1954) et revisité la Constellation d’Omega (1959).
La collaboration entre Audemars Piguet et Genta
Gérald Genta raconte avoir vendu ses premiers dessins à Audemars Piguet dans les années 1950. Le nom du designer apparaît dans les archives de la marque en 1960, accompagnant plusieurs modèles qui combinent avec grande finesse les formes géométriques, comme la référence 5179, l’asymétrique 5182 ou encore la 5199 qui se joue des textures et des formes.
Ainsi, au fil des années 1960, les relations entre Genta et Audemars Piguet se fortifient, fondées sur des valeurs et une sensibilité partagée. Et c’est entre 1967 et 1971 qu’elles atteignent leur plus haut niveau d’intensité. En 1969, 1970 et 1971, Audemars Piguet mandate Genta pour se rendre à la Foire de Bâle. Ce dernier raconte qu’en plus d’accueillir les clients pour leur présenter les nouveautés sur le petit stand AP, il est en charge de l’installation des montres en vitrines et de leur démontage en fin de salon. Ainsi, le 10 avril 1970, lorsque Georges Golay téléphone à Gérald Genta, il n’est pas impossible que ce dernier se trouve dans un hôtel à proximité du sien…
Une montre de sport en acier, mais qui n’existe pas
Genta a conservé toute sa vie le souvenir de l’appel de Georges Golay: «au détail près… à 16 heures». Il cite le directeur d’AP qui lui aurait dit, avec son timbre de voix puissant, son autorité naturelle et son bel accent de la Vallée de Joux: «Monsieur Genta, nous avons une distribution qui nous demande une montre de sport en acier, mais qui n’existe pas». Et Georges Golay d’ajouter: «il me faut le dessin pour demain matin».
Le designer se met immédiatement à sa planche. «Moi, j’ai compris dans ma petite tête, dont l’étanchéité n’existe pas… Je me suis remémoré étant gamin, la pose du casque d’un scaphandrier sur un homme, sur le Pont de la Machine à Genève. J’avais été très impressionné en voyant ces huit boulons et ce joint de caoutchouc qui protégeait la vie d’un individu sous l’eau. J’ai été tenté de mettre un mouvement de grand prestige dans une boîte qui évoque complétement le casque de scaphandrier. De plus, j’ai dessiné le bracelet intégré qui n’existait pas, avec les maillons intermédiaires en chute, ce qui est une grande complication de fabrication; le cadran avec des index et des aiguilles en forme d’anneau insérant la matière lumineuse, de très grande délicatesse; le fond guilloché Clous de Paris avec un soleil en couleur bleu cobalt, avec un fumage par-dessus car le bleu cobalt est un peu vulgaire».
De l’idée au prototype de boîte
Le 11 avril 1970, alors que Gérald Genta installe les montres dans les vitrines du minuscule stand Audemars Piguet de la Foire de Bâle, George Golay présente ses dessins. Carlo de Marchi et ses comparses sont séduits.
Lorsque l’homme fort d’AP annonce la bonne nouvelle à Genta, ce dernier lui adresse une requête inhabituelle: «C’est tellement particulier que je vous demande la possibilité de suivre la fabrication du prototype. Vous me direz quelle maison j’irai trouver». Il expliquera plus tard: «J’avais ça dans la tête et je savais ce que je voulais faire». La démarche est particulière puisqu’à cette époque, c’est Jacques-Louis Audemars, petit-fils du cofondateur d’Audemars Piguet, alors président du Conseil d’administration, qui dirige non seulement la fabrication, mais qui gère personnellement tous les nouveaux développements.
Genta se rend tout d’abord dans la petite ville horlogère de La Chaux-de-Fonds, pour parler du projet avec la manufacture de boîtes de montres Favre & Perret. Cette entreprise, fondée en 1865, est alors spécialisée dans les habillages en or et la bijouterie. Elle n’a jamais travaillé l’acier. Le fait que Georges Golay ait imposé un tel partenaire a surpris le designer. Mais ce choix est alors fort de sens. La sensibilité, la bienfacture, les décorations haut de gamme et le travail artisanal sont au cœur des préoccupations de cette
maison traditionnelle.
Le 16 juin 1970, quatre prototypes sont commandés à Favre-Perret. Fait intéressant et rare, la lettre porte l’entête d’Audemars Piguet mais est signée par Gérald Genta. Or, Genta n’a jamais été employé d’Audemars Piguet et a toujours revendiqué son indépendance. Par ailleurs, le courrier demande une offre pour 1’000 exemplaires en acier et 100 en or: des quantités inédites chez Audemars Piguet.
La création du cadran
Le cadran tapisserie compte parmi les codes esthétiques les plus importants de la Royal Oak. Et pourtant, il n’aurait pas vu le jour sans un étonnant concours de circonstances.
Tout commence lorsque, vers 1970, une société genevoise du nom de La Nationale perd son seul employé capable de faire fonctionner sept anciennes machines qui étaient sur le point de tomber en désuétude. Ces machines à graver, ou plus précisément «à copier par guillochage» avaient servi durant des décennies à reproduire des motifs géométriques ou floraux, dits «tapisserie», sur des briquets en or, des stylos ou encore des boîtes à cigarettes en argent, or, etc. Souhaitant se défaire de ces outils, La Nationale les cède à son voisin, le cadranier Stern Frères, avec pour condition d’honorer une commande en cours. Or, Stern n’est rien moins que le plus prestigieux fabricant de cadrans du 20e siècle. C’est lui qui fournit les plus grandes marques horlogères, parmi lesquelles Patek Philippe, Vacheron Constantin et bien sûr Audemars Piguet.
Roland Tille est alors responsable de la création chez Stern Frères. Il a bien compris le potentiel de ces anciens outils, malgré leur grande difficulté d’utilisation. Lorsque Gérald Genta lui rend visite pour parler de la future Royal Oak, Tille lui présente non seulement les machines, mais également les 300 chablons qui les accompagnent, et dont chacun propose un décor différent. Les deux hommes choisissent treize décors pour réaliser des prototypes. L’un d’entre eux porte l’appellation T21, pour «Tapisserie 21». C’est lui qui sera choisi pour la Royal Oak.
Aujourd’hui rebaptisé «Petite Tapisserie», ce motif est composé de centaines de petites pyramides tronquées, ponctuées de dizaines de milliers de petits trous en forme de losange, qui permettent de jouer avec les reflets de manière subtile et unique.
Le Calibre 2121
Pour équiper la future Royal Oak, Audemars Piguet et Gérald Genta choisissent le mouvement mécanique à remontage automatique et date le plus plat du monde: le célèbre Calibre 2121 dérivé du 2120. D’une hauteur de 3,05 mm pour un diamètre de 12½ lignes (28 mm), ce mouvement, aujourd’hui entré dans la légende, correspond à ce que les horlogers appellent familièrement un «tracteur», tant il combine la puissance à la fiabilité et à la résistance, en dépit de son extrême finesse.
Le Calibre 2120 est né en 1967 de la collaboration de trois entreprises renommées, qui avaient alors tissé des liens étroits aussi bien dans les domaines de la production que de la distribution: la manufacture LeCoultre & Cie, ainsi que les marques Audemars Piguet et Vacheron Constantin.
Gay Frères fabriquera les premiers bracelets
Le bracelet Royal Oak dessiné par Genta est loin d’être le premier bracelet intégré en acier. En revanche, il est alors le plus complexe jamais fabriqué dans cette matière, avec 154 composants dont 34 de dimensions différentes.
Pour rendre possible une telle réalisation, Audemars Piguet se tourne vers l’un des plus grands spécialistes: la maison genevoise Gay Frères. Fondée en 1835 par Jean-Pierre Gay et Gaspar Tissot, cette société, d’abord spécialisée dans les chaînes, s’est reconvertie dans les bracelets de montres au 20e siècle. Dans les années 1970, Gay Frères est le maître incontesté des bracelets en acier. Ses ateliers genevois emploient plus de 500 personnes.
Malgré leur expérience et la qualité de leurs outils, les artisans de Gay Frères ne parviendront jamais à atteindre le niveau d’exigence d’Audemars Piguet en matière de finition. Ainsi, au même titre que les boîtes de Favre-Perret, chaque bracelet devra être retravaillé manuellement par les horlogers du Brassus au moment de l’emboîtage. Et même après le lancement de 1972, plusieurs améliorations devront être apportées pour atteindre le niveau de qualité et d’ergonomie attendu, en particulier pour assurer une chute parfaite des maillons attachés à la boîte.
Présentation du premier prototype à Bâle
Nous sommes en avril 1971. Un an s’est écoulé depuis le premier dessin de Genta. Alors que la Foire de Bâle est sur le point d’ouvrir ses portes, Georges Golay profite de la présence des «trois mousquetaires» pour leur présenter, en toute discrétion, le prototype en or gris de la future Royal Oak. Cette fois c’est certain, AP tient quelque chose qui va faire du bruit! Carlo de Marchi et Charles Bauty s’engagent à acheter chacun 400 exemplaires, soit un total de 800 montres. Georges Golay décide d’en produire une première série de 1’000 en acier, partant du principe qu’il devrait être aisé de distribuer les 200 exemplaires supplémentaires au reste du monde. La mise au point prend encore un an. Elle se fait sans Gérald Genta.
Entrepreneur dans l’âme, Genta souhaite depuis longtemps sortir de l’ombre et créer sa propre marque. En 1969 déjà, il avait fait un premier pas dans cette direction. Ainsi, la rupture est consommée lorsqu’à Bâle en 1972, Gérald Genta présente le premier modèle de sa marque: une montre en bois dont la lunette est ponctuée de 13 vis en or.
Une série limitée à mille exemplaires?
Le 19 mai 1971, Jacques-Louis Audemars signe une commande de 1’000 boîtes en acier à la maison Favre-Perret. Il s’agit alors de la plus grande quantité pour un seul modèle jamais commandée par Audemars Piguet. Pour mieux comprendre ce que représente alors un tel chiffre, il faut se rappeler qu’en 1971, les 6’217 montres vendues par AP étaient déclinées en 237 modèles très différents les uns des autres, et que chaque modèle était lui-même interprété en une multitude de cadrans et de matières différentes. Seuls 23 modèles étaient fabriqués à plus de 100 exemplaires et 145 modèles sous la barre des 10 exemplaires, dont
55 en pièces uniques.
Nous savons aujourd’hui que la première Royal Oak, modèle 5402, a été fabriquée à plus de 6’000 exemplaires. Mais en 1971, l’idée d’en faire ne serait-ce que 1’000 était perçue comme excessive, voire choquante par certains artisans du Brassus.
La première montre AP qui porte un nom
Baptiser une nouvelle montre est toujours une opération délicate. Le nom doit véhiculer des valeurs, évoquer une histoire, un caractère, un univers sémantique riche et pertinent, mais il doit aussi être mémorable et prononçable dans le monde entier. Or, pour Audemars Piguet, en 1971, la recherche d’un nom était d’autant plus difficile que la marque n’avait encore jamais réalisé cet exercice pour aucune montre fabriquée en série. Le seul élément de reconnaissance était jusqu’alors le numéro de référence du modèle ou le surnom attribué par les collectionneurs.
Le 13 septembre 1971, la question du nom est encore très loin d’être tranchée et il faudra attendre le 2 décembre 1971 pour voir apparaître le nom Royal Oak dans les archives de la marque.
Tous les témoins de l’époque s’accordent pour reconnaître à l’agent italien Carlo de Marchi la paternité de cette appellation. Ce nom anglophone fait référence aux bâtiments «Royal Oak» de la Royal Navy, dont les plus récents étaient cuirassés dans une armure de métal. Il évoque l’histoire du roi d’Angleterre Charles II qui devait sa vie à un chêne (Oak) qui l’avait abrité des troupes de Cromwell et qu’il a anobli à posteriori. «Royal Oak» ouvre la porte à d’innombrables interprétations, teintées de batailles équestres puis navales, de conquête des océans, de trésors abrités dans des coffre-fort, de rois en péril, de nobles armures et d’arbres salvateurs: un nom ouvert sur le monde et chargé d’histoires.
A la recherche d’un partenaire publicitaire
Pour soutenir le lancement de la Royal Oak, Audemars Piguet décide de créer une campagne dédiée. Ici encore, la démarche est inédite, puisque jusqu’alors, les campagnes publicitaires sont fondées sur la marque et le plus souvent multiproduits.
Décision fut prise de travailler avec l’agence Hugo Buchser. Cette initiative a sans doute été prise, comme bien d’autres, pendant une partie de cartes entre amis. Imaginons qu’il y avait autour de la table un certain Gilbert Maillard, publicitaire qui dirige alors l’agence Hugo Buchser, laquelle fait la promotion des championnats de saut à ski au Brassus, dont Georges Golay est le président et l’un des grands promoteurs.
Hugo Buchser
Fondée en 1927, la société familiale devenue aujourd’hui Europa Star HBM S.A. porte alors encore le nom de son bouillonnant fondateur Hugo Buchser (1896-1961): entrepreneur hors norme, fondateur de la marque de montres Transmarine, éditeur, commerçant et voyageur infatigable qui a lancé de nombreux magazines horlogers en Amérique du Sud, Asie, Afrique, Espagne, Suisse, ainsi qu’au Moyen Orient et au Portugal. Après son décès en 1961, la maison est dirigée par son beau-fils Gilbert Maillard qui, en plus d’être un ami de Georges Golay, est un ancien camarade d’école de Gérald Genta.
Préparation de la campagne Royal Oak
Pour une agence publicitaire, un concept aussi fort que la Royal Oak est une aubaine rare. Jusqu’en avril 1972, textes, photographies, dépliants, annonces sont affinés, soulignant les qualités du mouvement ultraplat, la forme octogonale, les vis hexagonales, etc. Mais les deux éléments qui dominent les messages de la campagne d’annonces sont d’une part l’«hommage à l’acier» et d’autre part la capacité de la montre à faire converger les univers: design, sport, savoir-faire, innovation… métaphore du monde moderne et de la personnalité des clients auxquels s’adresse la montre. Rappelons qu’à cette époque, la Range Rover vient de tracer un sillon similaire dans le monde automobile.
Dernières retouches avant le baptême du feu
La mise au point de la Royal Oak se poursuit bien au-delà du lancement de la montre. Mais les derniers mois avant Bâle 1972 ont marqué les mémoires. La tension est palpable, de même qu’une certaine fébrilité, allant jusqu’à la mauvaise humeur.
L’horloger Fredy Capt, qui a participé à cette aventure, raconte avoir assemblé les premiers prototypes en acier «sans vraiment de plan, plutôt à l’instinct». Il se rappelle que les premières vis hexagonales étaient en acier inoxydable «pas si inoxydables que cela» puisqu’elles rouillaient souvent, si bien qu’il devenait impossible de démonter la boîte. Quant aux angles, ils étaient si vifs qu’ils en devenaient tranchants: «les horlogers ont dû casser les angles à la main, au brunissoir.» Il n’était pas rare que le soir, lui et ses collègues emportent encore quelques pièces et composants à «fignoler» à domicile…
L’atelier de Fredy Capt se trouvait à côté des bureaux de Jacques-Louis Audemars et de Georges Golay. Il se rappelle que ce grand amateur de cigares est arrivé un matin la mine sombre: «Je pense qu’on est fous. Jamais on ne va vendre des montres en acier à ce prix!». Il aurait ajouté : «Si on ne les vend pas, on récupérera les mouvements et on mettra les boîtes et bracelets à la ferraille».
Dans une entreprise qui emploie un total de 84 personnes, la présence d’un laboratoire d’homologation n’est pas à l’ordre du jour. Pour tester l’étanchéité de la montre, Fredy Capt se souvient que Jacques-Louis Audemars avait déposé sur le rebord de sa fenêtre un bocal sur lequel une étiquette indiquait «eau salée correspondant aux mers les plus salées du monde» et qu’à l’intérieur, pendait une montre Royal Oak.
La montre en acier la plus chère au monde
Avant de parler du lancement de la montre, arrêtons-nous sur son positionnement prix. C’est lui qui choquera le plus le landerneau horloger, peut-être parce qu’à l’époque, le prix de la Royal Oak est parfois publié dans les annonces. En 1972, la Royal Oak est proposée à 3’300 francs.
Si l’on compare ces montants au prix des montres en acier contemporaines, le contraste est saisissant. A défaut de sources primaires, nous utiliserons ici les témoignages d’acteur de l’époque et de collectionneurs. Dans son guide Royal Oak publié en juillet 2016, Marco Stranghellini indique pour sa part: «En Italie, la Submariner de Rolex coûtait moins du tiers de ce prix et l’Ingénieur d’IWC moins du quart». Dans une interview accordée par Gérald Genta à Constantin Stikas en 2009, le designer raconte: «La montre en acier la plus chère à l’époque coûtait 850 francs».
En fait, en dépit de son habillage en acier, la Royal Oak coûte aussi cher que certaines montres en or… voire davantage. Dans le catalogue Audemars Piguet 1972, par exemple, le modèle 5043 en or jaune, équipé du Calibre ultraplat 2003 est proposé à 2’990 francs.
Plutôt que de le passer sous silence, l’agence Hugo Buchser décide de faire du prix très élevé de la Royal Oak une accroche de communication vers un message fort. Certaines annonces interpellent le lecteur: «Qu’est-ce qui rend l’acier plus précieux que l’or?»; «Achèteriez-vous un Rembrandt pour son cadre?»; «L’acier au prix de l’or»; «La montre en acier la plus chère au monde». Le texte explique ensuite que le prix de la Royal Oak résulte de l’extrême complexité de fabrication de son habillage et de son mouvement automatique ultraplat 2121, chef-d’œuvre
de miniaturisation.
Lancement officiel et premières réactions
En 1972, la Foire de l’horlogerie de Bâle inaugure sa cinquième halle et atteint désormais 20’000 m2. Situé dans la Halle n°1, le stand n°545 d’Audemars Piguet couvre à peine 60 m2, comme celui de Rolex. Il fait face à celui de Longines, deux fois plus grand et à celui de SSIH, quatre fois plus grand. A côté de Vacheron Constantin et Jaeger-LeCoultre, l’horloger du Brassus est en bonne compagnie.
Les archives de la maison ne contiennent ni compte-rendu du salon, ni commande, ni témoignage direct relatifs à la Royal Oak, ni même photographie du stand ou des vitrines. Et pourtant, plusieurs témoins de l’époque se rappellent que la montre a fait sensation. En 2006, Jacqueline Dimier, qui a créé la majeure partie des modèles AP entre 1975 et 1999 raconte: «Nous étions nombreux, ce printemps-là, de tous horizons à nous presser devant les vitrines Audemars Piguet de la Foire de Bâle. Surpris et pantois, nous savions sans l’expliquer de façon claire qu’un pas se franchissait et reliait enfin l’horlogerie de tradition à une esthétique industrielle d’avenir».
Premières livraisons
Les premiers mois sont plutôt chaotiques. La fabrication en séries s’avère un défi majeur, un véritable baptême du feu. Non seulement les livraisons de composants accusent des retards, mais chaque emboîtage exige d’interminables retouches. Peu à peu, les artisans viennent à bout des difficultés, tant et si bien qu’à la fin de 1972, les ateliers ont emboîté le nombre impressionnant de 565 montres. Les ventes iront en dents de scie avant de vraiment augmenter avec l’arrivée des versions en or. Ces chiffres peuvent sembler modestes cinquante ans plus tard, mais à leur époque, ils sont remarquables.
Depuis ses débuts, la Royal Oak n’a cessé d’évoluer. Seuls les codes esthétiques essentiels de la collection, tels que la forme tonneau de la boîte, la lunette octogonale et les huit vis hexagonales apparentes sont demeurés inchangés. Cinquante ans après sa création, plus de 500 déclinaisons sont venues réinterpréter l’iconoclaste devenue icône.